mardi 9 décembre 2014

Développement social ou développement économique?

Le billet qui suit a été rédigé dans le cadre d’une série de textes portant sur l’austérité, publié dans un bulletin syndical local (SPEC-CSN Sherbrooke). Cette réflexion sur les effets des compressions gouvernementales a amené le RSHCQ à se demander quelles en seraient les répercussions sur la population étudiante du programme Sciences humaines du réseau collégial. Nous savons qu’une portion significative des étudiantes et étudiants qui poursuivent des études dans ce programme sont parmi les plus vulnérables des collèges. Nous savons également que les ressources consenties à ce programme le placent d’emblée parmi les moins nantis. Nous pensons que les compressions actuelles risquent de l’affecter durement et de le fragiliser davantage. Aussi, nous vous demandons de nous faire connaitre comment les compressions actuelles et le sous-financement du réseau affectent directement le programme Sciences humaines dans votre collège. Nous vous reviendrons sur ce sujet en janvier.


Développement social ou développement économique?


Le contexte actuel, qualifié de période d’austérité, se justifie selon le gouvernement libéral par la dette trop élevée qui sera léguée à la prochaine génération et par l’idée de redonner aux entreprises la marge de manœuvre dont elles ont besoin pour relancer l’économie. Cette réduction de la dette et des dépenses publiques semble aussi avoir pour cible la réduction du rôle et de la taille de l’État dans la société québécoise. Elle vise probablement aussi à satisfaire les agences de notation pour éviter une décote de crédit qui augmenterait les taux d’intérêt à payer sur la dette. Cette approche conservatrice de la gestion des finances publiques pose en principe que les dépenses gouvernementales constituent une perte nette, un peu comme si on achetait une automobile ou de la nourriture. Pourtant, ces déboursements publics ont un effet multiplicateur positif reconnu. Ils créent de l’emploi et soutiennent l’économie, tel que le démontre la célèbre théorie keynésienne. Parmi les défenseurs d’une approche non interventionniste de l’État, on entend souvent dire que, pour partager la richesse, il faut d’abord la produire et que, le développement économique est une condition nécessaire à une société où chacun peut s’y faire une place, selon ses capacités et au mérite de ses efforts. Et si c’était le contraire? Si le développement social précédait le développement économique et si la création de la richesse devait absolument être accompagnée d’un excellent système d’éducation, obligatoire et accessible, en plus de mesures de réduction des inégalités sociales? Est-il possible de se développer économiquement sans la présence d’une population scolarisée?


Indicateurs du développement social et économique


La question de l’apport du système d’éducation au développement en amène plusieurs autres, dont celle du lien entre la scolarisation, l’entrepreneuriat et l’innovation (1); et celle du lien entre le développement économique et le développement social. Mais qu’est-ce que le développement social et est-il possible de se développer « socialement » sans avoir atteint un certain niveau de richesse? Pour mesurer le niveau de développement social, divers indicateurs ont été mis au point par différentes organisations. Il existe le coefficient de GINI (2), un indicateur synthétique des inégalités de revenus; le Gender Gap (3) qui se penche sur les inégalités de genre; la courbe de Lorenz (4), qui mesure le partage de la richesse et l’indice de développement humain (IDH) (5) qui tient compte de paramètres comme l’accès à l’éducation, l’égalité des sexes, la santé, les soins envers les groupes plus vulnérables (personnes âgées, malades, handicapées...) et les libertés individuelles. Le Bhoutan a fait le choix étonnant de tenter de mesurer le bonheur national brut (BNB)(6). En gros, mesurer le développement social consiste à voir comment une société met en place les conditions favorables au développement du plein potentiel des individus en tant qu’être humain.(7)


En ce qui a trait au développement économique, les indicateurs généralement utilisés sont : taux d’inflation, taux de chômage, balance des paiements, indicateurs boursiers, productivité des entreprises, produit intérieur brut… Ces indicateurs s’attardent plus à la croissance qu’au développement au sens plus large. De toute évidence, s’il faut choisir entre un développement strictement économique et le développement social, ce dernier apparait nettement plus pertinent. Le développement économique, tel qu’il est pratiqué généralement, a surtout pour objectif l’enrichissement d’une classe d’individus, souvent au détriment de la collectivité ou de l’environnement. Cette pratique généralisée défie simplement le bon sens. Et pourtant…


Une éducation accessible et valorisée: un ingrédient essentiel au développement social et économique


Pour recentrer l’idée de développement économique autour de celle du développement social, l’éducation de la population constitue l’une des données incontournables de l’équation. Joseph Stiglitz, prix « Nobel » (8) de l’économie, soutient que si l’ascenseur social américain est en panne, c’est essentiellement parce que son système d’éducation est trop élitiste et peu abordable pour la classe moyenne (9). Nombre de spécialistes avancent que l’éducation n’est pas une dépense, mais un investissement. Quelle est la principale différence entre une dépense et un investissement? Dit très simplement, ce sont les bénéfices attendus à la suite de cet investissement, le fameux « rendement sur l’investissement ». Pourquoi une société doit- elle investir en éducation pour se développer? Parce que, sans la présence d’une classe de gens scolarisée, intéressée et capable de mettre son savoir et ses habiletés au service de la collectivité, le développement économique contribuera probablement à générer ou à maintenir les inégalités. Aussi, si l’on souhaite conserver la maîtrise d’œuvre de son développement et éviter qu’il soit assujetti à une minorité ou à des intérêts extérieurs à cette collectivité, il faut une population scolarisée capable d’intervenir et de contribuer à ce développement. Par ailleurs, en ce qui concerne les rapports de genres, le lien entre le niveau de scolarisation des femmes, le niveau d’égalité entre les sexes (gender gap) et le développement social a été maintes fois démontré. L’éducation des filles en est même une composante essentielle (10).


Le Québec constitue un exemple patent des effets positifs d’un investissement massif en éducation. Dans les années 60, il présentait un retard social et économique important, particulièrement en ce qui a trait au niveau de scolarisation. De toute évidence, suite à l’investissement massif en éducation effectué à cette époque, le Québec se situe parmi les nations les plus développées du monde. Une génération plus tard, il récolte les bénéfices de son investissement. Même si la situation économique mondiale est plutôt morose, le fait d’avoir un système d’éducation développé devrait nous placer en bonne posture pour maintenir un niveau de vie intéressant. Évidemment, d’autres facteurs contribuent à ce positionnement favorable, dont nos programmes sociaux!


Des compressions incohérentes et incompréhensibles


Pourquoi des coupes aussi radicales à ce moment-ci alors que plusieurs spécialistes (11) jugent ces compressions contre-productives? Cette orientation reste incompréhensible en dehors d’une vision idéologique du rôle de l’État. Simon Tremblay-Pépin membre de l’Institut de recherche et d’informations socio-économiques (IRIS) avance même qu’il pourrait s’agir d’une sorte de calcul effectué par les plus riches de notre société (le 1 %) (12) pour maintenir son hégémonie (13). Il suggère que, depuis un certain temps, les riches n’ont plus besoin de la croissance économique pour continuer d’engranger des profits faramineux,(14) ce qui expliquerait possiblement les compressions actuelles, aussi radicales qu’insensées. La trappe austérité/stagnation à laquelle Éric Pineault, professeur à l’UQAM, fait référence (15) dans son analyse des choix actuels de politiques publiques a notamment pour effet de ne pas stimuler la croissance voire même de la paralyser... Étrange pour des gens qui se font élire en répétant que leurs interventions auront pour but premier l’économie et surtout la création d’emplois. Il semble que l’étranglement actuel de la classe moyenne fasse l’affaire des plus riches. En outre, ils refusent de redonner à la collectivité une part des immenses profits qu’ils accumulent, en utilisant les paradis fiscaux (16). Des milliards de dollars y sont détournés, ce qui prive les États d’une part importante des revenus dont ils auraient besoin pour s’acquitter de leurs obligations.


Les mesures d’austérité constituent-elles le bon remède pour améliorer le problème d’endettement du Québec? On peut se permettre d’en douter. D’autres pistes de travail existent, mais elles ne semblent pas faire l’affaire des riches et des puissants. Le développement d’une société a sans doute besoin d’une saine croissance économique pour favoriser l’amélioration des conditions de vie, mais cette croissance n’a pas de raison d’être en soi. Pour prendre tout son sens, elle doit avoir pour cible principale le développement social et le bien commun, sinon elle ne sert qu’à aggraver les inégalités et les problèmes de l’humanité.


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(1) Voir cette innovation surprenante, résultat du génie québécois : http://www.lyko.ca/. Un niveau de scolarisation élevé est nécessaire à la créativité et pas juste en génie…

(2) Utilisé par la Banque mondiale http://donnees.banquemondiale.org/indicateur/SI.POV.GINI
(3) Développé par le World Economic Forum en 2006 http://www.weforum.org/issues/global-gender-gap
(4) La courbe de Lorenz expliquée : http://www.lesbonsprofs.com/notion/ses/savoir-faire/la-courbe-de-lorenz-et-le-coefficient-de-gini
(5) Mis au point par les Nations Unies http://hdr.undp.org/fr/data
(6) Le BNB une mesure originale. http://www.agirparlaculture.be/index.php/alternative-culturelle/54-le-bhoutan-la-recherche-du-bonheur-comme-modele-de-developpement
(7) Paul Bernard et al. Comment mesurer le développement social. CQRS 2002, p.13. [http://www.frqsc.gouv.qc.ca/upload/editeur/Rapportfinal_PaulBernard(1).pdf) ] (consulté le 15 octobre 2014).
(8) Bien que ce prix remis par la Banque de Suède soit critiqué, il demeure une reconnaissance internationale de l’apport d’un théoricien à cette discipline.
(9) Voir cette conférence de J. Stiglitz en ligne : https://www.youtube.com/watch?v=cZC1HVRz450
Il a aussi fait la démonstration à maintes reprises que les politiques d’austérité ne fonctionnent pas. http://www.lapresse.ca/debats/votre-opinion/201409/29/01-4804704-lausterite-a-echoue.php
Il qualifie également l’austérité d’idée toxique.
http://www.ledevoir.com/economie/actualites-economiques/375627/l-austerite-quelle-idee-toxique
(10) Lire l’avant-propos de cet Atlas mondial des genres en éducation, publié par l’UNESCO en 2012 : http://unesdoc.unesco.org/images/0021/002155/215582f.pdf
(11) P. Krugman tout comme J. Stiglitz en sont. Étrange que deux récipiendaires de prix “Nobel” ne soient pas entendus par ceux-là même qui se réclament de cette science : http://www.captaineconomics.fr/-paul-krugman-austerite-inflation-deflation-trappe-liquidite
(12) Connaissez-les mieux : http://money.cnn.com/2011/10/20/news/economy/occupy_wall_street_income/
(13) Il a formulé cette hypothèse dans le cadre d’une conférence présentée à l’Université de Sherbrooke le 15 octobre dernier.
(14) Grâce au système financier qui permet entre autres de spéculer sur des titres et des économies à la baisse…
(15) Voir cet extrait d’une conférence fort édifiante…
https://www.youtube.com/watch?v=Zzh7fE_vjgw&feature=player_detailpage
(16) Voir à ce sujet le la thèse édifiante de Alain Denault : Paradis fiscaux: la filière canadienne Barbade, Caïmans, Bahamas, Nouvelle-Écosse, Ontario…, 2014, Écosociété



Claire Denis

Cégep de Sherbrooke