dimanche 25 mars 2012

La pédagogie de la soumission. Démocratie, néolibéralisme et hausse des droits de scolarité.

Extraits d’une conférence prononcée pour l’Association Étudiante du Cégep de Sherbrooke, le 31 janvier 2012.
Qu’est-ce que l’éducation ? Quel type d’éducation voulons-nous nous offrir ? Quel mode d’accès à l’éducation privilégions-nous ? Voilà des questions fondamentales et pourtant éludées par de nombreux tenants de la hausse des droits de scolarité. À l’analyse, on comprend pourquoi : sans doute seraient-ils bien en peine de justifier leur conception anti-démocratique de la société. 

La promesse démocratique et les élites

C’est un fait historique aussi indéniable que mal connu : les élites ont toujours détesté la démocratie. Et avec raison.


Moins une réalité tangible qu’un principe, une exigence, voire une promesse, la démocratie est une critique en acte d’un ordre social inlassablement oligarchique, fondé sur le pouvoir de quelques-uns. La promesse démocratique, c’est la possibilité pour n’importe qui de participer au débat concernant les finalités collectives du partage des responsabilités et des pouvoirs, et cela, indépendamment de sa place, de son rôle, de sa fonction dans les diverses hiérarchies qui, toujours, organisent les sociétés.
Que quelqu’un se manifeste, non en tant que ceci ou en tant que cela, selon sa place dans l’ordre social, selon sa naissance, ses titres, ses compétences, mais en tant que n’importe qui ? Les élites de toute nature n’ont jamais pu tolérer cette insolence.

La détestation néolibérale de la démocratie

La détestation de la démocratie par les élites a porté plusieurs noms. Aujourd’hui, elle se nomme « néolibéralisme ». Plus qu’un ensemble disparate de propositions à caractère économique (libre-échange, déréglementation, privatisation, tarification des services publics, etc.), le néolibéralisme reconduit d’abord et avant tout une certaine conception de l’être humain réduit au statut d’individu, surgit de nulle part, auto-fondé et auto-créé, qui ne doit rien aux autres ni à personne, et qui doit être encouragé à faire valoir ses intérêts personnels privés.
Dans l’esprit néolibéral, nous ne sommes conséquemment jamais n’importe qui. Nous ne sommes jamais des citoyens et des citoyennes. Nous ne sommes que cet individu-ci, doté de ses intérêts propres, situé quelque part dans un ordre social donné – des chefs d’entreprise ou des travailleurs, des clients ou des vendeurs, des contribuables ou des consommateurs.

De l’un à l’autre, la conclusion est claire : la politique néolibérale n’a pas pour principe la participation populaire, mais la protection des droits individuels privés. C’est l’État de droit. Au nom des finalités poursuivies par les oligarchies de l’argent, l’encouragement et la protection de la liberté individuelle d’entreprendre, la participation démocratique doit être limitée – c’était le mot d’ordre de l’économiste autrichien Friedrich Von Hayek, lequel affectionnait particulièrement ce qu’il nommait la « dictature libérale » de Pinochet !

Une pédagogie de la soumission : un type d’éducation

La hausse des droits de scolarité, qu’est-ce d’autre qu’une des modalités de l’inscription dans la société de cette conception néolibérale de l’être humain et de l’organisation sociale ; une des modalités à la fois de limitation de la démocratie et de production d’un être humain parfaitement adéquat à la logique du néolibéralisme ?

Pour les néolibéraux, il ne suffit plus de réorienter les interventions de l’État pour leur faire servir d’autres finalités que la démocratisation de la société. Il faut aussi, en même temps, façonner des individus incapables de formuler des exigences de démocratisation, des individus formés à se concevoir eux-mêmes sur le modèle de l’entreprise, modelés eux-mêmes par les valeurs de l’entreprenariat. Bref, il faut mettre en place ce que nous pouvons bien nommer une pédagogie de la soumission.
Pour cela, il faut transformer l’éducation et ses finalités. C’est ce que l’on nomme l’économie du savoir : transformer les institutions scolaires en organisations qui délivrent un produit, l’éducation comme marchandise ; transformer les producteurs mêmes de ce « produit » en entrepreneurs du savoir à commercialiser ; enfin, transformer le rapport entre les organisations du savoir, les producteurs du savoir et le monde économique. On retrouve là la fameuse et répétitive formule de l’arrimage du monde de l’éducation et du marché du travail. Du coup, la mission de démocratisation de l’éducation dont se réclament par ailleurs nos institutions perd son sens.
La démocratisation de l’éducation ne peut signifier autre chose que l’accès élargi à une formation qui fournit aux individus les conditions d’une participation autonome au monde, indépendamment de leur place dans l’organisation sociale et économique – en tant que travailleurs ou travailleuses, par exemple. C’est ce « indépendamment de leur place » qui est remis en cause. C’est la démocratie

Une pédagogie de la soumission : un mode d’accès à l’éducation

La mise en place d’une pédagogie de la soumission, c’est aussi l’inscription au cœur même des modalités d’accès à l’éducation du mécanisme central du fonctionnement de la société néolibérale : l’endettement ou la menace d’endettement.
On dit que l’éducation est un bien qui profite à l’individu-consommateur de ce bien, que celui-ci devrait payer pour le consommer et ainsi considérer son endettement comme un investissement sur soi. Tout cela est très juste… du point de vue qui fait de l’individu un acteur économique réduit à ses intérêts personnels privés. Du point de vue de la promesse démocratique, cependant, l’endettement ne sert d’aucune façon à l’individu en tant que citoyen.

Non seulement l’endettement entretient le cycle économique par lequel se produisent et se reproduisent les inégalités de richesse, mais aussi, l’endettement ou la menace d’endettement constitue précisément ce qui confine les individus dans un mode de vie conforme avec la logique du remboursement de leur dette (orientation contrainte de leurs décisions en matière de choix de vie personnels, scolaires, professionnels ; attachement et docilité au travail, etc.) C’est un processus de normalisation des comportements, un processus d’ajustement de la moralité individuelle à la rationalité néolibérale : l’obligation de faire des choix en fonction des seuls critères de rendement et dans son propre intérêt immédiat. Avec ce que cela implique de rupture des liens de solidarité et avec ce que cela implique de stress, d’insatisfaction à l’égard de sa vie, de sentiment d’impuissance – toutes choses qui sont à la base des principaux problèmes sociaux.

En cela, la transformation de l’éducation et de ses finalités selon une conception néolibérale de la société est un véritable apprentissage de la non-démocratie. Une véritable pédagogie de la soumission.

Une lutte pour la démocratie

La lutte contre la hausse des droits de scolarité est donc plus qu’une lutte contre la hausse des droits de scolarité : c’est une lutte pour la démocratie. Et pour ce qui la rend possible. Une lutte pour un certain type d’éducation et pour un certain mode d’accès à l’éducation qui permettent non pas la reproduction des oligarchies en place et de l’ordre économique qui les porte, mais la formation d’individus de plus en plus aptes à la participation sociale et politique. Cette idée, les élites la détestent, comme toujours.

Jean-François Fortier

Professeur de sociologie

Cégep de Sherbrooke



3 commentaires:

  1. De façon tout à fait immodeste, voici le lien vers la version complète du texte de cette conférence :

    http://profscontrelahausse.org/wp-content/uploads/2012/03/La-pédagogie-de-la-soumission.-Réflexion-sur-la-démocratie-le-néolibéralisme-et-la-hausse-des-frais-de-scolarité.pdf

    Jean-François Fortier

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  2. Vous semblez être un ardent défenseur de la démocratie.

    Alors, ne pensez-vous pas que le vote par Internet serait beaucoup plus démocratique du point de vue des étudiants ?

    Dans le cas du débat sur la hausse des frais de scolarité, au niveau des étudiants, l'oligarchie, l'élite, comme vous dites, ce sont les associations étudiantes soutenues par le mouvement syndical et certains profs comme vous. Bref, les néolibéraux qui veulent imposer leur façon de voir.

    Si vos principes ont tant de prix pour vous, vous devriez convaincre l'association étudiante d'instaurer le vote électronique d'ici la fin du débat.

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    1. Réponse tardive... Désolé !

      Au Cégep Sherbrooke, à toutes les assemblées générales de reconduction, la proposition d'un vote électronique est avancée et battue à la majorité. Les étudiants et les étudiantes jugent que la démocratie implique la délibération et que ceux et celles qui ne se déplacent pas pour voter ne remplissent pas la moitié de leur obligation associative. Rassurez-vous, par contre, le vote est secret.

      L'assemblée générale de l'Association Étudiante, comme celle des divers syndicats, est souveraine et, en tant que prof, je n'ai pas à convaincre qui que ce soit de quoi que ce soit quant au fonctionnement de leur association. Par contre, oui, je me veux démocrate. C'est la raison pour laquelle j'assume la souveraineté de leur assemblée et que je trouve surprenant votre affirmation ; en effet, l'assemblée générale s'impose à elle-même ses façons de voir, et après ? En quoi cela ferait-il du principe une analogie possible avec le néolibéralisme ? Mais de toute façon, ce n'est là que la moitié de la démocratie : sa part procédurale. La démocratie est aussi un acte, l'acte de la participation au pouvoir (d'où le grand respect que j'ai des étudiants et des étudiantes qui associent procédure électorale et délibération effective...).

      Enfin, magnifique renversement, tout de même ! D'un point de vue sociologique, il est tout à fait au juste au demeurant de dire que tous les champs de pratiques se déclinent sous la forme d'une hiérarchie, ce qui qui implique donc des élites. C'est aussi vrai du mouvement étudiant. Mais dans le présent contexte de la lutte étudiante, dire que ce sont les associations étudiantes qui constituent les oligarchies dominantes, c'est spectaculairement sophistique ! Comme si toutes les ressources des élites politiques, économiques et médiatiques liées de près ou de loin au Parti Libéral n'étaient pas mobilisées présentement pour discréditer le mouvement étudiant, les mouvements sociaux qui l'appuient et, au passage, le mouvement syndical et certains profs comme moi. Spactacus était peut-être le chef d'une révolte d'esclaves, cela n'en faisait pas moins un esclave... Et n'oublions pas que dans leur identification au maître, processus psychologique bien connu, nombreux furent les esclaves qui dénoncèrent les méthodes et jusqu'au leadership de Spartacus !

      Jean-François Fortier

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