Accroissement de la recherche dans les cégeps : des enjeux importants à soupeser
Le dernier congrès de la Fédération des cégeps, tenu à Québec les 24 et 25 octobre et intitulé Les cégeps, moteurs de recherche, a examiné la question de l’élargissement et du renforcement de la mission de recherche au niveau collégial. Les cégeps font de la recherche pédagogique depuis au moins 40 ans. Ils ont également donné naissance aux Centres collégiaux de transferts de technologie et de pratiques novatrices (CCTT) dont les premiers sont apparus il y a 30 ans. Actuellement, dans le réseau, l’on trouve 40 CCTT qui effectuent de la recherche et du transfert technologique et six CCTT en pratiques sociales novatrices (PSN), tous membres du Réseau Trans-tech : http://reseautranstech.qc.ca/ Ainsi, une authentique tradition de recherche est apparue dans plusieurs collèges et elle s’exprime à travers une quantité appréciable de projets financés par différents programmes : PAREA, PART, etc.
Si l’enseignement demeure la mission centrale des cégeps, un accroissement des activités de recherche aura nécessairement un impact significatif sur la structure et le fonctionnement du réseau collégial. Lors du congrès, une table ronde a été organisée pour discuter des motifs qui poussent la Fédération des cégeps à souhaiter prendre cet important virage. Pourquoi effectuer davantage de recherche dans les cégeps, quel type de recherche y faire et comment? Un impressionnant panel a été réuni pour en débattre : Luc Desautels, président de l’Association pour la recherche au collégial (ARC); Yves Gingras, historien et sociologue des sciences, UQAM; Hélène P. Tremblay, ex-sous-ministre adjointe à l’enseignement supérieur (MELS) et ex-présidente du Conseil de la science et de la technologie; Rémi Quirion, scientifique en chef du Québec; Jean Trudelle, ex-président de la FNEEQ et professeur de physique; le tout animé par Michel Venne de l’Institut du Nouveau Monde (INM).
Si cette avenue de travail paraît fort alléchante et prometteuse, reste que ce virage ne s’effectuerait pas sans risques. Parmi les enjeux soulevés lors de la discussion, il y a celui de voir les cégeps se transformer en une pâle imitation des universités. En renforçant la dimension recherche, qu’est-ce qui distinguerait désormais les cégeps des universités? La tension que l’on observe dans les universités entre la mission d’enseignement et celle de la recherche se reproduirait-elle au collégial? L’un des reproches fréquemment entendus au sujet des universités québécoises est le peu d’intérêt que l’on semble accorder à l’enseignement. Les étudiantes et étudiants de premier cycle sont-ils vraiment bien servis dans un modèle qui fait une large place à la recherche? Les cégeps ne risqueraient-ils pas de tomber dans le même piège? Par ailleurs, historiquement, les fonds de recherche sont généralement attribués à des détenteurs de doctorat. Pour développer la recherche au collégial, il faudrait modifier les règles de certains programmes de soutien à la recherche pour les rendre davantage accessibles aux détenteurs de maîtrise. Cela aurait-il un impact sur la qualité ou le type de recherche autorisé? Quels impacts cela aurait-il également sur la tâche des enseignants, qui serait nécessairement à réévaluer? Ne risquerions-nous pas de voir apparaître deux classes de professeurs? Par ailleurs, une autre question se posera inévitablement : comment financer suffisamment la recherche au collégial à une époque où la plupart des institutions publiques crient famine? D’où viendront les fonds? Par delà ces enjeux, les intervenants étaient assez d’accord pour dire que, si la recherche se développe davantage au collégial, il faudra qu’elle le fasse avec sa spécificité propre, tant dans le type de recherche à privilégier que dans la manière de le faire.
Les arguments favorables à l’expansion de la recherche dans les cégeps sont assez évidents : soutien au développement régional, production d’innovations technologiques, rôle actif dans la croissance économique, développement d’une expertise riche et d’une main-d'œuvre très qualifiée, capacité d’attraction et de rétention de divers spécialistes vers les cégeps, financement accru des activités collégiales, visibilité plus grande des cégeps, contribution à l’essor de la société québécoise… Toutefois, un certain nombre d’enjeux également importants à soupeser n’ont pas été abordés clairement. Par exemple, si le secteur privé y investit davantage, quels types de liens se tisseront entre le réseau collégial public et les entreprises privées? Qu’arrivera-t-il lorsque des innovations lucratives auront été mises au point? Comment se partager les redevances? Dans le présent univers techno-industriel, où l’innovation peut se transformer en profit, quelle place fera-t-on aux sciences humaines et à des domaines comme les arts ou la philosophie? Seront-ils encore les parents pauvres de la recherche, comme on le constate dans les universités? Pour toutes ces raisons, il y a clairement matière à avancer prudemment.
En somme, voici quelques enjeux importants qui se posent autour de l’accroissement de la recherche au collégial:
- Maintien de la spécificité de l’ordre collégial…
- Développement d’une approche originale, différente des universités…
- Maintien de la priorité à l’enseignement, en évitant notamment que les étudiants ne fassent les frais du développement de la recherche…
- Évaluation de l’impact sur la tâche des enseignants et des tensions possibles autour de l’apparition d’un statut de chercheur créant deux classes de professeurs…
- Embauche de personnel qualifié en recherche…
- Définition des liens entre les institutions d’enseignement et les entreprises collaborant ou bénéficiant des travaux de recherche…
- Définition du partage des redevances, le cas échéant (Éviter le « public risk, private profit »)…
- Poursuite de la tradition de la recherche pédagogique…
- Croissance probable du secteur technique…
- Place qui sera faite à la recherche liée aux sciences humaines, aux arts, aux lettres et à la philosophie…
Maintenant que cette pratique est établie, elle croitra sur sa lancée, inévitablement. Reste à veiller à ce que cette transformation de l’ordre collégial demeure positive et profite à tous.
Claire Denis
Cégep de Sherbrooke
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire